Rentes héritières : Dépouillement de la série 2BXI aux A.D.N
par Jean-Marie BOURREZ
Les Archives du Nord conservent 157 années de « Rentes héritières de la Châtellenie de Lille » de 1602 à 1790. Il y a donc 32 années manquantes (dont les années 1603 à 1610, 1618 à 1622, 1624, 1637,1672, etc…). Suivant les années il peut y avoir de 1 à 3 boîtes, sachant qu’une boîte peut contenir environ 800 feuillets. Elles sont en général très bien conservées car une rente citée dans les « inventaires après décès » des actes notariés est retrouvable avec une très grande probabilité dans la série 2BXI.
1) Pour qu’une chose soit intéressante, il suffit de la regarder longuement (G. Flaubert)
Beaucoup de chercheurs dans le passé avaient parcouru ces liasses. Henri Descamps en avait fait une recherche assez systématique pour son travail sur les Censes. Cependant, faute de répertoire, les informations étaient peu exploitables pour la collectivité. En 1996, plusieurs personnes furent convaincues qu’un dépouillement systématique serait fort intéressant bien que la tâche paraissait immense. Avec Jeannine Duquesne, nous cherchâmes à recruter 10 personnes avec l’objectif pour chacun de sortir un fascicule par an, ce qui, dans un objectif à 15 ans permettait de faire le dépouillement complet. Pour faciliter ce travail collectif, je faisais un petit programme informatique symboliquement appelé GALERE qui permettait d’uniformiser la saisie (spécification faite par Jeannine Duquesne) et de l’accélérer. Nous avions choisi de démarrer par les années 60 (soit la décennie avant la conservation massive des minutes des notaires qui commence en 1671) et Jeannine avait réparti le travail entre les 10 contributeurs. Pour des raisons diverses, 5 de nos amis abandonnèrent prématurément le projet, mais à la fin de 1997 nous étions en mesure de faire paraître les 5 premiers fascicules (Gloire à J.Duquesne, B. Decottignies, L. Hazebroucq, J. Deroubaix et J.M. Bourrez pour la parution de 1998 et quelques années plus tard Valérie Morel sortit aussi une année).
Le résultat était quand même conséquent, mais mes compagnons ne furent pas d’attaque pour entreprendre une seconde année. Il me semblait impossible d’atteindre l’objectif tout seul, mais l’idée de m’atteler à une tâche dont je ne voyais pas le bout, me plaisait assez. Je continuais sur la base d’une année par an en remontant dans le temps 1 année par décennie, ce que je tins jusqu’en 2002. Heureusement, « la photo numérique à la portée de tous » révolutionna les méthodes, et à partir de 2004 j’accélérais nettement le mouvement, ce qui me permettait de dépouiller jusqu’à 6 années par an. Pour garder l’intérêt, je dépouillais les années au gré de mes autres recherches du moment (ce qui explique la sortie non chronologique des fascicules). Depuis, un grand nombre de fascicules sont sortis. Mon objectif est d’en publier 6 par an (toutes les années disponibles de 1602 à 1683 ont été soit publiées soit dépouillées ou préanalysées). J’irai peut-être jusqu’à l’année 1700. Pour voir l’évolution, j’ai aussi publié les années 1720 et 1790 afin d’en jauger l’intérêt.
2) Une pratique fort ancienne.
On s’aperçoit que l’usage des rentes héritières était fort ancien et constituait un moyen important de faire tourner l’économie. Les emprunteurs étaient de différentes classes sociales, depuis les Rois ou la haute noblesse qui empruntaient des sommes énormes pour financer les guerres incessantes, les abbayes qui empruntaient pour les reconstructions, les bourgeois pour créer des activités de commerce et d’industrie, les fermiers, grands ou petits pour racheter des terres, refinancer des emprunts précédents ou des équipements (bâtiments). Les prêteurs étaient principalement des bourgeois (pour certains, on pourrait estimer les fortunes), des abbayes qui trouvent ce moyen pour faire fructifier les dons et les dots des religieuses, ainsi que les revenus de leurs propriétés, les églises (donation des fidèles) et les communs pauvres (donations et revenu des terres qui leur sont dévolues) mais aussi des gens modestes qui assurent leur retraite. Pour les prêteurs, il faut toujours donner des garanties qui sont des personnes physiques qui servent de caution, soit des hypothèques sur les biens (ou hostigement, Staendezeckere) qui empêchent de disposer du bien tant que la somme prêtée n’est pas remboursée. Ainsi on s’aperçoit par exemple dans les enquêtes fiscales de 1543 que très souvent les petits paysans ont l’illusion d’être propriétaires car leurs terres sont tellement gagées qu’ils ne les possèdent plus que par procuration et que bien avant la Révolution Française, les bourgeois avaient déjà pris le pouvoir dans les campagnes.
Les rentes qui nous intéressent sont celles passées par devant les auditeurs du Souverain Bailliage de Lille, sorte de super notaires (ils le sont également) qui garantissent les prêteurs bien au-delà de la Châtellenie en tissant un vaste réseau de correspondance. Ainsi les contractants prennent des domiciliations fictives dans des tavernes situées dans cette région européenne. Ah le bon temps où l’on pouvait se retrouver à Gand à la « Pomme d’Or » ou à « la Grande Estoille », à Saint Omer à « l’Aigle d’Or », à Mons à « l’Angele », au « Heaulme » ou au « Comte de Buquoy », à Tournay à « la Vignette » ou « aux Trois Rois », à Douay au « Verd Hostel », à Lille « aux Trois Rois », au « Chevalier Rouge » ou au « Lion d’Or », à Arras à « la Maison Rouge » ou à « l’Escu de France », au « Pays de Lalleuwe » au « Noir Lion », à Malines « au Chaudron » ou « au Cygne », à Saint Amand « au Lion d’Or », à Bethune à « la Fleur de Lys », à Valenciennes à « l’Aigle Rouge », à Bruxelles à « la Rouge Porte » ou au « Petit Tournay », à Fleurbaix à « la Maison Rouge », à Laventie au « Chine », à Roubaix à la « Taverne des 3 Bouteilles », à Haubourdin à la « Taverne de l’Escu de Bourgogne » puis « l’Escu de France », à Flines à la « Taverne du Grand Havre », à Wattrelos à « Saint Hubert ».
Par ailleurs, si de nombreux contractants directs sont des femmes, lorsqu’elles sont veuves ou célibataires, elles s’engagent personnellement lorsqu’elles sont mariées et doivent renoncer à la protection juridique qui leur était particulière et qui leur venait des Romains : « renonce au bénéfice du senatus consultus velleian et a l’autenticque siqua mullier » qui empêchait le mari de disposer librement des biens propres de son épouse.
3) La forme et le contenu de la rente
Les exemples ci-dessous donnent une idée du contenu des rentes :
La première ligne donne un numéro fictif (pour faire la table) dans la liasse et la date de la rente.
Le 2ème paragraphe concerne l’emprunteur qui est dit le vendeur de la rente.
Le 3ème paragraphe concerne le prêteur qui est dit l’acheteur de la rente.
Le 4ème paragraphe concerne le taux de la rente (ou feur, ou seur – le plus courant est de 6,25 %) soit le rendement annuel suivi du capital de la rente.
Les principales monnaies utilisées sont la livre parisis qui vaut 20 sols et le sol 12 deniers, le florin qui vaut 2 livres parisis. La livre tournois vaut généralement 1 florin et la livre de gros vaut 6 florins.
2BXI 09A/494 – 9/9/1623
Jehenne DU PONCHEL veuve de Louys DU BERON, demeurant à LILLE, Pierre DU BERON son fils laboureur demeurant à Ancoisne paroisse de HOUPLIN LEZ SECLIN. Jehan DU BERON fils de ladite veuve s’obligera. Bernard DESOBRIS beau-fils de ladite veuve, s’est obligé et a promis de faire obliger Anne DU BERON sa femme.
Jehan DE HESPEL licencié es droix demeurant à LILLE.
31 florins 5 patars de rente héritière au rachat de 500 florins.
2BXI 09B/650 – 25/1/1623
Jacques LIENART fils de feu Eustace, laboureur demeurant à DEULEMONT, Guillaume CARPENTIER, Hugues CARPENTIER, et François CARPENTIER, enfants de feu Pasquier, laboureurs demeurant ledit Guillaume à TEMPLEUVE EN PEVELE, ledit Hugues à HANTAY près LA BASSEE, et ledit François à LANDAS près ORCHIES. Le 17/3/1623, Françoise LIENART labourière et femme dudit Guillaume CARPENTIER (seul bénéficiaire de la rente), s’est obligée. Jacques LIENART est le père de Françoise.
Maître Robert DUBUS conseillier avocat demeurant à LILLE.
31 florins 5 patars de rente héritière au rachat de 500 florins.
2BXI 33A/11 – 16/1/1649
Floris PREVOST, Claude DANNÉ et Marie PREVOST sa femme, demeurant à ENNEVELIN, lesdits Floris et Marie PREVOST frère et soeur, enfants de feu Jacques et d’Antoinette CROMBET. Lesdits comparants se trouvaient encore obligés en la somme de 12 florins 10 pattars de pareille rente mais en diverses lettres, l’une du 3/1/1635 faisant mention de 6 florins 5 pattars, autre du 6/5/1643 faisant mention de 3 florins 2 pattars 6 deniers, passées toutes deux pardevant auditeurs du bailliage de LILLE, item en autres lettres du 17/10/1569 faisant mention de 31 pattars 3 deniers par an, et finalement une autre du 5/11/1568 faisant mention de 31 pattars 3 deniers par an, esquelles 2 dernières, iceux PREVOST et DANNÉ se trouvent obligés comme héritiers de ladite Antoinette CROMBET qui fut fille et héritière de feus Antoine et Jehenne MEURISSE y dénommés originellement, ayant les acquisiteurs acquis hypothèque, main assise décrétée au siège de la Gouvernance de LILLE les 7/6/1572 et 1/4/1568 sur un lieu manoir contenant 2 cents, haboutant à l’héritage des veuve et hoirs Antoine DU ROTZ, d’autre aux héritages Pierre TRANCQUET, aux héritages des hoirs Charles BERNARD à ENNEVELIN.
Gilles DE LANNOY fils de feu Pierre, Procureur postulant à LILLE. Ledit DE LANNOY a droit des rentes citées par transport d’Anne CUVELIER sa mère, laquelle avait droit comme veuve de Pierre DE LANNOY vivant fils et héritier de feu Martin acquisiteur desdites lettres et rentes. Au total, avec cette nouvelle rente, il sera dû 250 florins soit 15 florins 12 pattars 1/2 par an.
3 florins 2 patars 6 deniers de rente héritière au rachat de 50 florins.
2BXI 03B/918 – 8/6/1612
Antoine HEDDEBAULT, Jehan FRUMAULT, mari de Jacqueline HEDDEBAULT, Marie HEDDEBAULT veuve de Pierre CARLIER (barré : Pierre CARDON, François HERMAN), Pierre BAUE tuteur de Jehan, Beltremieu, Mathelin et Pasque HEDDEBAULT, lesdits du surnom HEDDEBAULT enfants de feu Mathelin et de Catherine HERMAN.
Pasque HEDDEBAULT fille desdits défunts. Le 31/5/1611, elle avait donné entrevifs à ses frères et soeurs, tous ses biens au cas où elle ferait profession de religion et non autrement, pour lui constituer une rente viagère. Elle est sur le point de faire sa profession au couvent de Lanonchiat à BETHUNE.
5 livres de gros de 6 florins de rente viagère. Hypothèque de la 1/2 de 25 cents de terres en 3 pièces sur le dismaige de FIVE occupés par Pasque DU JARDIN.
Les 2 premiers exemples sont des rentes classiques.
Le 3ème représente une transaction complexe avec un historique (c’est assez fréquent et il peut y avoir des références au 15ème siècle), tandis que le 4ème exemple concerne une rente viagère pour une religieuse.
4) Evolution des rentes.
Avec les guerres incessantes du 17ème siècle, les transactions sont fort perturbées et la parité des monnaies difficile à contrôler. Le florin et la livre n’ont pas la même valeur suivant leur conversion (monnaies sonnantes et trébuchantes). De même que dans les années 1980 en URSS, le rouble pouvait varier dans de grandes proportions suivant l’endroit où on l’échangeait, au début des années 1670, apparaît une monnaie de permission avec une valeur officielle indiquée par les « placards du Roi » et la différence avec la monnaie circulante est de l’ordre de 30%. D’autres monnaies apparaissent à cause de l’évolution géopolitique : l’écu qui vaut un moment 4 florins 16 pattars, le Jacobus Nouveau du poids de 5 estrelins (à l’origine du Sterling) et 29 aes (ou as), la double pistole (ou pistolet) d’or d’Espagne du poids de 4 estrelins et 14 aes, le double ducat d’or du poids de 4 estrelins 18 aes ¼.
Il faut de plus en plus de précautions juridiques dans la rédaction des actes. Les rentes peuvent être accompagnées de procurations, ou de documents joints.
Le nombre de feuillets moyens par lettre de rente évolue de 1,1 en 1612, 1,25 en 1628, 1,4 en 1644, 1,7 en 1653, 2 en 1667, 3,3 en 1720 et 6 en 1790.
5) Conclusion
Je n’ai jamais vraiment ressenti de lassitude en faisant ce dépouillement. Il m’a servi de fil rouge dans mes recherches, j’ai progressé dans la lecture des textes, et j’y ai trouvé un intérêt bien autre que pour la seule généalogie. La région lilloise était vraiment un formidable centre d’activité, on peut y suivre les échanges commerciaux avec Anvers, Amsterdam, Francfort, l’Italie, l’Espagne, l’Angleterre.
Je ne voudrais pas que cet article fasse apparaître la série 2BXI comme le domaine majeur des archives du Nord, elle n’est qu’une série parmi de nombreuses autres toutes aussi importantes et intéressantes (les séries B, G, H, J ont été à mon avis encore peu exploitées).
Aux archives communales de Lille, il existe des liasses sur les Contrats passés pardevant la Gouvernance de Lille. Certaines de ces liasses contiennent de nombreuses rentes héritières pour les années manquantes de la série 2BXI. J’ai commencé à les exploiter. Je ferai prochainement une note sur le sujet.
Je remercie tous ceux qui se sont intéressés à ce travail et qui se sont procurés les TEG correspondants, ce fut un véritable encouragement.
( Article paru dans le Nord Généalogie n°215 )